“JE VOUDRAIS ÊTRE ACTIF DANS LA BATAILLE POUR LA MÉMOIRE”



 

 

Bronislaw Geremek en dialogue avec Ovidiu Pecican

 

(Cluj, le 16 mars 2003)

 



            Ovidiu Pecican: Cher Professeur, je profite de votre – je pense – première venue ici en Roumanie, à Cluj, pour vous dire “soyez le bienvenu!”. J’espère que vous allez vous sentir bien parmi nous. Permettez-moi de vous poser quelques questions sur votre activité, sur votre pensée. Par exemple, en sachant que vous venez de la Pologne, de cette Europe Centrale, de cette Mitteleuropa, qu’est-ce que vous pensez, dans une Europe avec plusieurs centres, est-ce qu’il est possible de parler des marginaux? Qui est un marginal?

            Bronislaw Geremek: D’abord je voudrais dire que j’ai été très heureux à Cluj, que j’avais trouvé ici le langage commun, en pensant à l’avenir de l’Europe, en pensant au passé du régime communiste. J’avais trouvé le langage qui était formé dans la même expérience historique. Ce qui me préoccupait en tant qu’historien c’était le problème premièrement de ceux qui n’avaient pas le droit à l’histoire. Lucien Febvre a utilisé une fois cette formule: je pense que les historiens devraient donner le droit à l’histoire à ceux qui sont restés en marge. C’était au XIXe siècle le problème des paysans, c’était dans la seconde moitié du XXe siècle le problème des ouvriers. Moi je me suis intéressé à ceux qui ne participaient pas dans l’organisation sociale, qui en étaient exclus pour une raison – ça pouvait être une raison sociale: les pauvres, les misérables étaient exclus; ça pouvait être une raison politique: les contestataires étaient exclus; ça pouvait être une raison culturelle: les hérétiques, les homosexuels, les minorités étaient exclus. Pourquoi? Je pense que le problème de l’exclusion est important non seulement pour les historiens, mais aussi pour l’actuel. J’ai le sentiment que le véritable défi du XXIe siècle c’est la cohésion sociale. Eh bien, si on veut une cohésion sociale, il faut analyser quels sont les mécanismes d’exclusion. Qui est-ce l’exclu? L’exclu ne participe pas dans l’organisation sociale, mais il ne participe pas non plus dans l’organisation de la vie politique. En fait, il n’est pas citoyen. Si maintenant nous voulons que dans nos sociétés sorties du régime communiste il y ait des sociétés civiles fortes, non seulement les partis politiques mais aussi les organisations non-gouvernementales, les organisations des jeunes et l’esprit de la société civile, si nous voulons cela, il faut que l’exclusion soit impossible, puisqu’elle est en contradiction avec la société civile. Et deuxièmement, si nous voulons maintenant, en dehors de nos cadres nationaux, participer dans l’Union Européenne à l’esprit de la communauté, faire place à des citoyens européens, c’est-à-dire des gens qui se sentent avoir des droits et des obligations dans l’Union Européenne, il faut étudier, comprendre et diminuer si non faire disparaître tous les mécanismes d’exclusion. Parce que l’Union Européenne ne pourrait pas se faire autrement.

            O. P.: Dans l’avenir est-ce que vous pensez que dans un monde qui devient pas à pas vraiment global l’exclusion serait encore possible? Et dans quelles formes, si ça existerait?

            B. G.: Je rêve parfois d’une société globale, où il y aurait le sentiment de solidarité, où il y aurait le sentiment de communauté, mais ce n’est qu’un rêve. Nous vivons toujours un problème où il y a l’interdépendance grandissante, qui peut être considérée comme le mécanisme de la globalisation. Mais il n’y a pas encore de sociétés globales. Quand nous regardons la situation en Afrique subsaharienne, où il y a toujours le problème de la famine, où il y a le danger que millions de gens puissent mourir de faim, nous ne nous trouvons pas responsables de cela. Il y a encore un égoisme qui est basé sur un savoir limité. Qui connaît l’Afrique subsaharienne? C’est tellement loin! Alors je crois que dans l’avenir il faudrait créer un système qui serait un peu différent de celui qui a été créé à San Francisco après la deuxième guerre mondiale. C’était un système qui devait fournir une institution qui assurerait la sécurité interétatique. Qu’il n’y ait pas de guerres entre les États. Mais maintenant le défi que nous devons étudier, à qui nous devons faire face, c’est un défi qui concerne la sécurité humaine. C’est-à-dire une sécurité qui concerne non seulement les nations, organisées politiquement, les États, mais qui concerne les peuples, les êtres humains. Si nous voulons considérer la sécurité dans une dimension humaine, il faudrait introduire justement le problème de la misère, le problème de la criminalité organisée, il faudrait dépasser les cadres de la sécurité étatique. Les événements du 11 septembre de New York et de Washington nous ont donné l’exemple que le problème de la sécurité en face du terrorisme international doit être considéré d’une autre façon.

            O. P.: Permettez-moi de continuer avec une autre demande. Vous avez mentionné auparavant les paysans comme les exclus du XIXe siècle. Ou les ouvriers, les exclus de la seconde moitié du XXe siècle. Est-ce que les intellectuels sont-ils aussi les exclus du XXe siècle? Qu’est-ce que vous en pensez? Surtout dans notre partie de l’Europe.

            B. G.: Je crois que les intellectuels sont parfois marginaux, sont contestataires, mais ce n’est pas parce que les autres les excluent. Mais parce qu’eux mêmes ils s’excluent. J’ai le sentiment que parfois nous, les intellectuels, en refusant de nous mêler à la politique, nous nous excluons nous-mêmes. Parce que notre rôle social, tant qu’intellectuels, c’est de faire une analyse critique des sociétés dans lesquelles nous vivons et de transmettre les résultats de ces études à l’opinion publique. Très souvent les intellectuels se séparent de la politique comme d’une chose sale. Je dois vous faire une confession personnelle. D’historien du Moyen-Âge que je suis, j’avais toujours un refuge facile, de m’éloigner de ce problème de l’actuel, qui me mettait en prison, d’étudier les documents médiévaux. Mais dans un des interrogatoires à la police de sécurité, l’officier de sécurité m’a dit ceci: “Monsieur, vous êtes médiéviste, vous êtes connu dans le monde entier, à quoi bon vous vous mêler à la politique? La politique est une chose sale!”. Eh bien, je dois vous dire que depuis cet interrogatoire, je me suis répété: “Il faut que je prouve que la politique n’est pas sale! Que la politique ce sont les autres qui la font sale! Mais elle peut être vraie, elle peut être propre, elle peut être éthique!”. Et c’était mon plus grand impératif à m’entraîner dans la politique. Jusqu’à maintenant, s’il y a un impératif, je n’ai pas de soif du pouvoir, non, je n’en ai jamais eu. Mais j’avais ce sentiment que les intellectuels pensent la politique en moyens termes ou en longs termes. Et pas en termes d’un cycle des élections parlementaires: on réussit, on échoue. Les intellectuels posent le problème du passé, posent le problème de l’avenir, quand ils s’engagent dans le présent. Et de ce fait j’ai le sentiment qu’ils apportent quelque chose de très important à la politique.

            O. P.: Parce que vous avez parlé un peu de votre expérience des années de la dictature communiste, comment est-ce que vous la jugez maintenant?

            B. G.: C’était un régime criminel! Il est facile de le juger en sachant qu’il appartient au passé. Mais en 1956, je partageais la foi naïve de ceux qui cherchaient à réviser le communisme. Je partageais la foi que, par un révisionnisme, on peut adapter les leçons politiques du marxisme à la dimension humaine. Puis, lors des événements en Tchécoslovaquie, en 1968, douze ans plus tard, j’ai compris que ce n’est pas le socialisme à visage humain qui est le message de Prague, mais le message de Prague c’est qu’aucun communisme à visage humain n’est possible. Et qu’il faut tout simplement abandonner les illusions et il faut détruire le communisme. Je crois que le communisme a eu non seulement des conséquences criminelles sur les destins humains, mais il a aussi contagié la psychologie des générations pendant une très longue période. De façon brève, je dirais qu’en Pologne et en Roumanie nous avons réussi de détruire le communisme. Mais le cadavre du communisme reste toujours dans les rues de nos villes et de nos villages…

            O. P.: Je suis un peu confus parce que j’ai lu récemment un dialogue d’Adam Michnik avec le général Jaruzelski. Il me semblait assez amical dans ce dialogue. Est-ce que c’est possible?

            B. G.: Adam Michnik c’est un des grands personnages de l’Europe Centrale du XXe siècle. Il a un rôle historique. Mais je ne partage pas toutes ses convictions personnelles. Plus exactement, j’ai le sentiment que parfois Adam Michnik est un grand séducteur. Et cela ne concerne pas seulement le monde de Casanova, mais cela concerne aussi le monde de Machiavel. Dans les deux, il cherche à séduire. Je ne crois pas que c’est vraiment très important. Je ne suis pas dans ce domaine-là et mon admiration, l’amour fraternel que j’ai à l’égard d’Adam Michnik n’est pas diminué par ce désaccord.

            O. P.: Donc le général Jaruzelski est toujours l’ennemi.

            B. G.: J’ai eu avec le général Jaruzelski des conversations quand j’étais au Parlement. Je me rappelle une conversation de décembre 1989. Je peux vous répéter ce que je lui ai dit alors. Je lui ai dit: “Mon général, en 1989, c’est-à-dire il y a quelques mois, vous avez servi la cause polonaise et je suis plein d’admiration et de respect pour ce que vous avez fait. Mais en 1981 et dans les époques précédentes, vous avez servi les intérêts de l’Union Soviétique, et pas les intérêts de la Pologne. Pour cette responsabilité j’ai le droit de vous en vouloir”.

            O. P.: Est-ce que vous étiez un des proches de Lech Walesa?

            B. G.: J’étais très proche de Lech Walesa. Et c’est ce que je voudrais souligner: je reste très proche avec Lech Walesa! Nos chemins politiques se sont un peu séparés. C’est un peu de sa faute, c’est un peu de la mienne. Mais l’amitié entre nous est restée intacte. Et pour le rôle qu’il a joué en 1980-1989, je le considère un des plus grands personnages de l’histoire européenne de nos jours. Il était par contre un Président de la République moins réussi. Mais je crois que le métier de Président de la République est moins difficile que le métier d’un grand homme qui change l’histoire. Dans ce dernier rôle, Walesa était inimitable.

            O. P.: Et comment vous jugez votre rôle personnel dans le changement de la Pologne, maintenant?

            B. G.: Cela n’est pas à moi de juger. Mais je vous dirais que je ne me retire pas de la politique vers le travail intellectuel. Intellectuel que je suis, que je suis resté tout le temps, je me veux engagé dans la politique actuelle. Mais ce que je voudrais faire c’est d’utiliser l’autorité morale dont je dispose dans mon pays pour convaincre les gens que la Pologne est sur la bonne voie, que l’Union Européenne est la bonne perspective pour la Pologne. Parce que je vois avec une certaine amertume que le souvenir du communisme disparaît. Que le communisme n’est plus la référence négative. Les gens pensent à l’histoire de l’époque communiste comme ils pensent à l’histoire de Sparte et d’Athènes dans l’antiquité. Et là je les déplore parce que je crois que pour l’engagement actuel il nous faut avoir cette référence négative au régime communiste. Je voudrais que dans cette bataille pour la mémoire je puisse être actif. Mais la chose la plus importante pour moi c’est d’être actif maintenant, dans la prise de décisions concernant l’avenir de la Pologne. L’entrée de la Pologne dans l’Union Européenne après l’entrée de la Pologne dans l’Alliance Atlantique.

            O. P.: Quel est le plus cher souvenir que vous avez, qu’il vous reste des années du communisme?

            B. G.: C’est le moment de la signature des accords de Gdansk, le 31 août 1981, quand dans un contexte apocalyptique, où nous avons tous pensé nous retrouver en Sibérie dès le lendemain, nous avons réussi à établir un dialogue pacifique avec le régime totalitaire. On peut dire que c’était naïf de notre part. Je crois que finalement c’était naïf de leur part, de la part du régime communiste. C’est nous qui avons gagné, mais il nous a pris un peu de temps. C’est là où a commencé la destruction du régime communiste par la voie pacifique et par les moyens pacifiques. J’étais très heureux et le souvenir que j’ai de cette journée aux chantiers navals quand nous avons signé les accords de Gdansk et de cette nuit quand nous nous sommes réunis à penser qu’est-ce qu’on va faire ensuite est pour moi inoubliable.

            O. P.: Est-ce que l’histoire reste toujours votre premier amour?

            B. G.: Oui! Les premiers amours on ne les oublie jamais! Mais l’histoire me semble non seulement un souvenir de mes jeunes jours. Je suis historien. Comme je suis être humain, je suis historien. Même quand j’étais en politique, toujours ma façon de penser, mon comportement, étaient ceux d’un historien et non pas d’un homme politique. Le 11 mars 1999, quand j’étais à Independence Missouri à la Bibliothèque “Harry Truman” et j’ai signé au nom de la Pologne le Traité de Washington avec Madeleine Albright, si j’étais ému, si j’ai eu le sentiment que c’est le jour du bonheur pour moi, c’est parce que j’avais la mémoire de l’historien. Et je pensais: “Qu’est-ce que cela signifie? Qu’aujourd’hui la Pologne devient membre de l’Alliance Atlantique, de la communauté de l’Occident! Quelle page est tournée!”. Donc je crois que je me suis engagé dans la politique en tant qu’historien. Et si j’ai apporté à la politique quelque chose, c’est justement mon savoir et mes réflexes d’historien.

            O. P.: Professeur, merci beaucoup pour ce dialogue!